Colloque de Lyon sur la désobéissance civile (5)

Publié le par Jean Dornac

mardi 28 mars 2006

Avec Gérard Leras

Gérard Leras est Conseiller Régional de Rhône-Alpes - Président du Groupe des Verts Rhône-Alpes - Président Commission Transports Rhône-Alpes

Gérard Leras :
On m’a invité à remplacer José qui ne pouvait pas venir, ça c’est bien, je n’en doute pas... J’ai pensé, entre autres, que Jean-Baptiste (Libouban) qui est là, pouvait le faire très bien. Mais on me dit que Jean-Baptiste est, c’est vrai, est à l’Arche comme Anna, donc ça en faisait deux de l’Arche, eh bien il fallait que je le fasse moi... Moi, j’ai entendu Jean-Baptiste témoigner, l’été dernier, à Clermont-Ferrand, faire devant un tribunal ébahi et muet, un cours sur la non-violence et la désobéissance civique. Je trouve que tu aurais plus indiqué que moi...

Bon, moi ce que je peux essayer d’apporter, c’est des questions. J’ai bien aimé la manière dont Anna est intervenue au début en disant qu’une chose qui était sure c’est qu’on était jamais certain de ce qu’on faisait ; que même lorsqu’on a décidé d’agir, on ne peut pas, à un moment donné, ne pas se demander si on est bien légitime dans ce qu’on est en train de faire. Je pense que dans le domaine de la désobéissance civique, le domaine de la citoyenneté en général, d’une vraie citoyenneté, quand on est conscient, je pense que c’est un domaine d’hésitation, de contradiction, et qu’il faut les voir en face, qu’elles ne sont pas faciles à traiter et que, si on n’a pas le sentiment de ces contradictions, on deviendra peut-être un résistant, mais on sera aussi, très vite, un robot. Si on veut être des résistants non-robots, il ne faut pas avoir peur d’affronter les contradictions.

Bon, quelques contradictions, très, très vite, qui me paraissent importantes :
La première : j’aimerais parler de l’aspect « objection de conscience » et de l’aspect désobéissance civique. Je pense qu’on est un peu les deux en même temps. L’une des contradictions réside dans le fait qu’on ne peut pas, à mon avis, mener des actions comme celles qu’on mène, par exemple, aujourd’hui par rapport au fauchage d’OGM, sans être en même temps porteur d’une décision individuelle et participant à une décision collective. La vraie responsabilité qui débouche sur la désobéissance civique, c’est celle qui réussit à faire associer une analyse collective qui va créer une lucidité, qui va créer la justesse d’une décision, mais c’est aussi d’engager ma vie individuelle pour la porter. Mais c’est vrai qu’on a, chez les faucheurs, toujours ce souci de rechercher une action qui tient sa logique collective mais qui soit, effectivement décidée dans le cadre collectif par chacun. Faut toujours que le cadre soit individuel, sinon je pense qu’on est un peu à côté de la plaque.

Deuxième contradiction : C’est le fait qu’on soit amenés... je pense qu’il y a beaucoup... c’est pas le siècle, c’est pas l’Inde, c’est pas Gandhi... Y a pas mal de, en tout cas chez nous, y a pas mal d’actions de désobéissances civiques, que moi j’ai vécues, que j’ai vues autour de moi vivre, comme quelque chose que l’on pouvait faire, parce qu’on avait un minimum de connaissance de l’inacceptable. On ne voulait pas de ça ! Parce que c’est quelque chose qui était dangereux, quelque chose qui n’était pas acceptable, en termes de risques pour la société, avec menaces sur les libertés, etc. Et en même temps, on a engagé l’action pour en savoir plus, on a engagé l’action pour que la connaissance arrive, pour que le débat s’instaure. On a toujours une contradiction entre le minimum que l’on sait qui est nécessaire pour négocier notre action et le maximum de connaissances que le débat démocratique qui n’existe pas et que l’on va chercher avec la somme que la désobéissance civique va nous apporter. C’est aussi une contradiction qui existe dans les démarches.

Moi, je voudrais simplement vous apporter un témoignage pas pour les témoignages humains, mais surtout pour poser un certain nombre de questions. C’est peut-être une occasion d’ouvrir le débat. Il y a l’ouverture du débat, peut-être plus de manière théorique qui est tout à fait passionnante, telle que Jean-Marie (Muller) l’a posée ; il y a aussi, peut-être, une manière de poser le débat plus pratiquement, plus concrètement, à partir d’un certain nombre de pratiques.

Je vais prendre un exemple que j’ai vécu de près, en 1995, quand on a eu le début du chantier de l’autoroute Grenoble Sisteron, l’A 51 dont certains ont peut-être entendu parler. On avait eu sur ce dossier-là... on avait pris la décision, après s’être battus au niveau des enquêtes d’utilité publique etc., on avait pris la décision de bloquer le chantier. On ne voulait pas les laisser faire. Ça se passait au sud de Grenoble, dans la région de ( ?..) . Le chantier a commencé le 14 mars 1995 et nous l’avons intégralement bloqué jusqu’au 6 juillet. C’est long ; ça peut paraître peu, trois mois et demi à bloquer le chantier en permanence devant des engins ; c’est extrêmement difficile. On avait fait un réseau. On observait ; on savait que le chantier risquait de démarrer ; on avait organisé un réseau téléphonique. On était 450 dans ce réseau et en quelques minutes de discussions, on pouvait déclancher immédiatement le réseau et surveiller rapidement. Le 14 mars, ils attaquaient le chantier ; le 15 mars, à midi, on le bloquait et nous étions, effectivement, 400. Bien sûr, après, des tas d’autres gens sont venus et ont participé. En tout il y a eu 650 personnes qui ont participé au blocage du chantier, jour et nuit.

La première question qui se pose est celle de la légitimité dans une situation comme ça. Parce que, cette autoroute, on la voulait pas, mais est-ce qu’elle était fondée ? Est-ce que, en termes de développement, d’aménagement, d’économie, etc., est-ce que ceux qui voulaient la faire n’avaient pas raison ? Est-ce que nous avions tort ? Qu’est-ce qui peut fonder la légitimité ? Je crois que la légitimité, le premier élément qui la fondait, c’est qu’on ne se battait pas contre une autoroute à un endroit donné, on ne se battait pas pour qu’elle ne passe pas là, mais qu’elle passe de l’autre côté de la colline. Nous avions refusé, de nombreuses années auparavant, puisque c’est depuis 1987 que ça durait tout ça, nous avions refusé de faire des associations de défense. Nous n’avons créé aucun comité de défense, chez moi, contre l’autoroute parce que nous pensions que cette autoroute était une aberration dans son principe même, et que l’on pouvait traiter le problème de la circulation autrement et que le problème n’était pas de savoir si elle devait passer ici ou plutôt là... La priorité dans la légitimité, c’est de voir le problème dans son ensemble. Alors, ce sont de petits problèmes, j’en suis bien conscient, au niveau de ce que nous avons abordé tout à l’heure.

Deuxièmement, il y avait eu une enquête d’utilité publique et dans cette enquête, on avait décidé d’y participer. Ce n’est pas évident, parce qu’une enquête d’utilité publique c’est quelque chose qui est complètement bidon. Par contre, je pense que c’est contribuer à la légitimité si on y participe vraiment et qu’il y a beaucoup d’avis qui sont donnés. Et nous avions, sur l’ensemble du dossier, quand même eu plus de quatre mille cinq cents inscriptions sur les registres et il y avait 72% d’inscriptions défavorables à l’autoroute. C’est un deuxième élément de légitimité.

Cette question de l’enquête d’utilité publique, elle est essentielle. Quand on a commencé, je fais une parenthèse là, quand on a fait le premier fauchage de plans transgéniques en Rhône-Alpes, en 1997, nous l’avons fait parce que malgré de nombreuses demandes, portées en particulier par la Confédération paysanne, y compris directement auprès du ministre, physiquement, du ministre de l’agriculture, pas par courriers seulement, et lors de rencontres etc., les éléments n’avaient jamais été donnés et aucun débat public n’était organisé. La vraie raison de faucher à Saint-Georges d’Espérance en 1997, on l’a prise parce qu’on nous refusait le débat public. Et je pense que cette question de l’expression est une question essentielle dans la constitution d’une légitimité.

Concernant l’autoroute... Dernier élément de légitimité qu’on avait, c’est qu’il n’y avait pas de procédure d’enquête publique. Il y avait eu la déclaration d’utilité publique, le chantier commençait, il n’y avait pas eu de sursis à exécution. Nous sommes en France dans une situation complètement aberrante, je vous le signale, unique dans toute l’Europe occidentale, où quant il y a une décision qui est prise de faire des grands chantiers et qu’il y a un recours en Conseil d’Etat, ce recours n’est pas du tout automatiquement suspensif. Il peut y avoir, éventuellement décision de suspension, mais ça obéit à des règles très précises et ce n’est pas du tout automatique. Dans notre cas, il n’y avait pas suspension. Donc, nous avons mobilisé tout le monde. Nous nous sommes mobilisés, entre autres, parce que nous trouvions scandaleux que le chantier commence alors que le Conseil d’Etat n’avait pas rendu sa décision sur le bien-fondé de l’équipement. C’était aussi un élément de légitimité. Cette recherche de légitimité me paraît être quelque chose d’extrêmement important dans le passage à la désobéissance civique.

Deuxième élément important, c’était l’engagement de non-violence que nous avions pris, auquel nous tenions pour des tas de raisons. Moi, je n’ai pas du tout une origine non-violente. Je suis quelqu’un qui a eu une jeunesse marxiste, qui a pu faire sa révolution en 1968, qui s’est plutôt bagarré avec les voyous des quartiers de Marseille. Je n’ai pas de tradition historique de non-violence dans la tête. Mais je suis venu à la certitude absolue que les combats ne pouvaient se gagner que par la non-violence. Donc, ce n’est pas une démarche fondamentale, c’est une démarche au niveau de la pensée ; c’est une démarche pour gagner ! C’est plus du réalisme qu’une philosophie profonde. Mais il y avait, parmi nous le ( ?..). Nous avions décidé dans le réseau dont je vous ai parlé tout à l’heure, d’être strictement non-violents. Et ça a été très difficile, parce que quand vous tenez trois mois et demi devant des engins de chantier, devant des conducteurs d’engins, devant les gendarmes, etc. etc., bien sûr vous avez des tas de pressions ; vous avez des gens qui manquent de très peu de faire écraser devant certains engins qui manœuvrent pour les impressionner. Il n’y a jamais eu un seul acte de violence, rien, aucun sabotage d’engin, rien du tout. On peut se poser la question : Peut-être aurions-nous été plus efficaces en sabotant systématiquement un certain nombre d’engins de chantier, sur le très court terme, sur l’effet immédiat. Je demeure persuadé, sur le fond, que c’était la meilleure manière de perdre notre crédit que nous avons perdu de toute façon... je vais le dire après... Mais que nous avons perdu beaucoup plus tard que si nous avions commis effectivement des actes de sabotages.

Cette question-là, de sabotage ou pas de sabotage, je l’ai vécue très amèrement, comme certainement pas mal d’autres ici. Un des jours les plus sombres, sinon le plus sombre, en 1973, où on ne s’est pas beaucoup amusés. J’ai le souvenir de cette journée comme d’une journée de ténèbres. On a trouvé, je ne sais pas ce qu’on a trouvé, je n’étais pas du tout dans les organisateurs, j’étais là très volontairement, mais sans responsabilités particulières. Nous avions des affiches sur lesquelles il y avait, je ne sais pas si vous vous en rappelez, il y avait des barbelés, il y avait des cisailles. En même temps, on appelait les écologistes allemands, c’est comme ça qu’on les appelait, à venir avec nous. Nous savions que les écologistes allemands, pour une bonne part, venaient avec des méthodes qui n’avaient rien à voir avec la non-violence que nous proposions. Nous savions tout ça, nous étions complètement là-dedans. Est-ce que nous avions l’illusion qu’en deux jours d’action, nous pouvions empêcher Super-phœnix ? J’ai l’impression que ce qui nous manquait, c’était du réalisme, c’est le sens du long terme, aussi qui est extrêmement important. Un des problèmes de la désobéissance civique et de ses contradictions, c’est qu’elle ne peut fonctionner, et elle ne peut gagner que par l’action, mais l’action ne peut pas se séparer d’une vision à long terme. Si on s’imagine qu’une action va emporter la décision, quand on fait de la désobéissance civique, quand on fait de la non-violence, je pense qu’on se plante ! C’est une des racines de cette sombre journée de Maleville.

Je disais, tout à l’heure, que sur l’autoroute, on a perdu. On a perdu au bout de quatre mois et demi. On commençait à se fatiguer un peu et, une nuit de week-end, la nuit du dimanche au lundi, ils ont fait débarquer trois escadrons complets, ils étaient 600, armés jusqu’aux dents, et on s’est fait virer le lundi matin. Nous avons continué à faire de la résistance avec des actions, sans arrêt, escarmouches, pendant des mois et des mois on les a « enquiquinés » ... Mais nous avons perdu avec quelque chose aussi qui m’interroge et qui rentre tout à fait dans le triangle dont parlait Jean-Marie tout à l’heure. Les désobéissants, les décideurs, l’opinion publique, dans le cadre de notre lutte contre l’autoroute, (j’ai oublié tout à l’heure, je le redis...) on avait une opinion, y compris dans les petits cantons, qui était complètement favorable à notre position, qui était complètement opposée à l’autoroute, très largement, c’était mesuré, et, cette opinion s’est complètement retournée du jour où nous avons été virés, mais où nous avons continué à faire des opérations d’escarmouche. Parce que nous avions perdu. Moi, j’ai eu le sentiment amer, à ce moment-là, un sentiment très douloureux que si on tenait on pouvait gagner. On pouvait le faire... Du jour, où l’opinion a eu le sentiment qu’on ne pouvait pas gagner, elle s’est détournée de nous, sans aucune autre raison. Parce que tous les éléments objectifs n’avaient pas évolué en négatif, c’est bien évident. Voilà, les quelques interrogations que j’ai complètement vécues, que je porte encore et que j’ai encore l’occasion de porter avec les fauchages volontaires. Ce sont des choses qui, pour moi, sont importantes.

On m’avait demandé de dire quelques mots, c’est quelque chose que je vais faire parce qu’on me l’a demandé tout à l’heure, mais, je n’en ai pas très envie ! (rires dans la salle)

Le fait que je sois élu, je suis Président d’une commission de la Région Rhône-Alpes et je suis Président du groupe des Verts ce qui n’est pas une petite affaire. Je suis un élu avec un minimum de responsabilités. Alors, on me dit : « Qu’est-ce que ça change ? » Rien ! Je suis navré, je suis incapable de répondre à cette question. Je n’ai jamais compris, quand je n’étais pas élu, je ne le suis que depuis deux ans, mais je n’ai jamais compris pourquoi on devait accepter le principe qu’un élu soit un être différent des autres citoyens. La chose qui m’horripile le plus, et qui est à mes yeux la plus grave dans la situation de la société, c’est le côté complètement artificiel que l’on a creusé systématiquement entre les élus et les citoyens. Quand on me parle des politiques, qu’on me dit : « Vous les politiques ! » y a rien qui vous étonne ? Nous sommes tous « politiques » ! Nous sommes tous politiques et nous sommes tous citoyens ! Je revendique le droit absolu, et j’ai eu une engueulade là-dessus à l’assemblée générale de la Confédération paysanne, hier, je revendique le droit absolu de rester, totalement, citoyen ! Je ne vois vraiment pas pourquoi ça changerait ma vie et n’on y arrivera pas !

Publié dans Désobéissance civile

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article