Colloque de Lyon sur la désobéissance civile (3)

Publié le par Jean Dornac

Interventions de Bernard Ravenel et Anna Massina

samedi 25 mars 2006

Bernard Ravenel :

Bonjour... Très brièvement, je veux dire pourquoi j’ai accepté avec plaisir l’animation de cette réunion. C’est la première fois que j’anime une réunion de ce type. Donc, j’apprendrai en même temps que vous apprendrez. On m’a présenté un peu comme un compagnon de route du MAN ; j’ai plutôt mené une route parallèle qui s’est croisée, un moment, bien sûr, avec le MAN et, pour retrouver, d’ailleurs sans le voir en Palestine, fin décembre pour un colloque sur la résistance non-violente en Palestine, Jean-Marie Muller avec ( ?...). En même temps, je suis Président de l’association France Palestine solidarité et je me retrouve souvent en Palestine qui est aussi, quand même, le cœur du système de violence du monde. Ce qui nous oblige à nous interroger sur le rôle et la place de la violence politique dans le monde, aujourd’hui, qui est traversé, bien sûr, par la guerre.

Un tout petit mot, aussi, parce que je ne cherche pas à m’imposer, mais, quand même, mon itinéraire est un peu différent de la majorité de ceux qui sont ici. Moi, je viens plutôt, en quelque sorte, d’un filon marxiste où on pensait que la violence était accoucheuse de l’histoire.

Tout ça était aussi un problème. Et je les ai soutenu, y compris les luttes de libération violentes, que ce soit l’algérienne ou la palestinienne et, en même temps, progressivement, je devais m’interroger sur le rôle de la violence comme libération, comme émancipation des sociétés. J’ai été amené, un peu, à réfléchir sur ces questions-là, à partir aussi d’échecs de, disons du Che Guevara, et par rapport à ça, s’il y avait une voix pacifique du socialisme. J’ai aussi été amené à réfléchir à l’occasion du mouvement contre les « euromissiles » dans les années quatre-vingt. A l’époque, donc, cela faisait réfléchir sur « qu’est-ce que l’antimilitarisme » dans un monde marqué par le développement des armes de destruction massives, et en particulier nucléaires, et qu’est-ce que ça veut dire comme « reçu » ? Donc, ça nous a amenés à réfléchir sur, précisément, la question du risque de la guerre en général et de la guerre nucléaire en particulier, qui détruirait, bien sûr, comme vous le savez, toute l’humanité, et puis, finalement, j’ai été amené, donc, à réfléchir dans ce contexte-là où la guerre nucléaire serait la fin de l’histoire et non pas une accoucheuse supplémentaire de l’humanité libérée.

Donc, je termine pour dire que, j’ai été amené à faire une étude comparative entre l’apport, le filon, si l’on peut dire, marxiste ou marxisant et puis aussi autour du léninisme d’un côté, et de l’autre côté le filon non-violent qu’à représenté Gandhi dont on a parlé tout à l’heure, mais aussi le pasteur Martin Luther King et Thoreau aux Etats-Unis et autres militants. Et j’ai été confronté, à partir de ce moment-là, à la problématique de l’Intifada palestinienne. Dès la première Intifada, en 1987, proclamée comme non militaire, non militarisée, et qui a connu une répression terrible, et la suite, la deuxième Intifada militarisée qui a connu aussi un échec, tout cela nous met dans une situation qui nous oblige à réfléchir. La solution réside peut-être dans un mouvement de libération nationale, qui pourrait être, peut-être, une désobéissance civile de masse, comme aujourd’hui elle se mène à Bi’Lin, en Palestine, où il y a une résistance toutes les semaines, non-violente, contre le mur qui se construit et qui est réprimée chaque semaine par les forces armées israéliennes.

Et donc, toute la question, bien sûr, et je termine là-dessus, c’est dans quelle mesure j’apprendrai des choses ce soir sur une désobéissance civile de masse par un mouvement de libération nationale quand une oppression terrible existe. Est-ce qu’elle peut exclure complètement toute forme d’utilisation d’une quelconque forme calculée de violence ? C’est une réflexion qui n’est pas terminée pour les Palestiniens et donc pour nous. Et donc, tout ça fait que je vais en même temps animer et apprendre éventuellement ce soir sur la problématique qui est posée. Merci...

Et maintenant, je donne la parole à ma voisine, qui va vous parler, donc, de son expérience.


Anna Massina :


Je m’appelle Anna Massina, je suis italo-française, je vis en France depuis 37 ans et depuis 30 ans dans la communauté de l’Arche de Lanza del Vasto. Je suis mère de 2 filles adultes et grand-mère de quatre petits enfants, en Italie et en France.

J’avais 25 ans (en 1969) quand j’ai connu Lanza del Vasto et, avec lui, Gandhi, la non-violence et l’Arche. J’étais mariée, avec les enfants encore petits ; mon mari était un jeune cadre dynamique d’une multinationale américaine qui vendait « clés en main » des usines textiles aux pays en voie de développement, il était souvent absent, il gagnait beaucoup d’argent et nous avions une vie très agréable.
Mais...
Plus le temps passait et plus la vie que nous menions prenait la direction tout à fait opposée à celle de nos idées, nos idéaux, notre recherche spirituelle, notre soif de cohérence et de justice. Nous en sommes arrivés à ne plus supporter que la plus grande partie de ce que nous possédions était gagné sur le dos et à la sueur du front des plus pauvres : des paysans spoliés de leur terre pour une bouchée de pain en Turquie au profit de la construction d’une grande usine, des filles qui travaillaient dans des hangars sans air par une chaleur de 45 degrés humides en Iran (avant la révolution de 79), des villages en Inde inondés par les teintures chimiques déversées à ciel ouvert, la destruction en quelques années d’une civilisation, d’une économie, des traditions, d’une culture...

Bref, nous voyagions sur des rails dorés qui ne nous menaient nulle part, sinon à avoir encore plus d’argent, rendant les pauvres encore plus pauvres et contribuant à crées des injustices.

Nous n’avions pas la prétention de changer le monde, mais nous avions la conviction que nous, nous pouvions changer : assumer nos responsabilités c’est devenu une exigence de vie.

En 1976 nous avons tout quitté et nous nous sommes engagés dans la communauté de l’Arche : travail sur sa propre violence, vie spirituelle, vie simple, travail manuel, solidarité, partage, service, recherche de la justice, apprentissage de la non-violence, action non-violente : une recherche d’unité de vie, de conversion du regard sur soi-même, les autres et les événements. Une recherche de cohérence entre ma foi, ce que je pense, ce que je vis, ce que je fais...
Une recherche de liberté intérieure, à l’écoute de mon humanité, de mes intuitions et de mes émotions... et de ce que Gandhi a appelé « la petite voix tranquille ».

Je peux aujourd’hui dire que la décision de rejoindre l’Arche à ce moment là fut, en ce qui me concerne, un acte de désobéissance civile : je désobéissais ainsi à toute une société et à ses lois économiques et sociales, à ses règles bien établies, je désobéissais à mes parents qui étaient tellement heureux de me voir bien installée, et qui n’ont jamais accepté tout à fait mes choix...

Mais pendant longtemps je me suis sentie coupable d’avoir déçu tous ceux qui m’entouraient et leurs attentes sur moi.

Je viens d’une famille très catholique, je suis née dans l’Italie très catholique de l’après guerre ; mes parents, qui étaient des gens très modestes, ont voulu pour moi la meilleure éducation dans un institut religieux privé que j’ai fréquenté de 5 ans à 14 ans. Ensuite, ça a été les études et le travail.
De toutes les années d’enfance et d’adolescence j’en suis sortie révoltée : révoltée contre l’hypocrisie, contre le mensonge, contre les discriminations raciales et religieuses, contre les privilèges des puissants et des petits chefs, contre le fossé qui sépare l’enseignement religieux avec ses pratiques spirituelles de la vie de tout les jours, où, en famille, au travail, en société on nous demande une seule chose :
tais-toi et obéis !
Ne te pose pas de questions : tes parents, tes professeurs, ton curé, ton évêque, ton député, ton principal au bureau, ton chef, quel qu’il soit, en sait plus que toi et si tu veux que tout aille pour le mieux, si tu veux avancer dans la vie, si tu veux réussir,
tais-toi et obéit ! Tu ne sais pas, tu ne sais rien, tu ne comprends pas les intérêts qui sont en jeu, toutes les compromissions sont possibles pourvu qu’on arrive au but, l’argent « il n’y a que ça qui compte », le pouvoir c’est tout, la guerre est bonne, ça aide à devenir des « hommes », la patrie est en danger, il faut la sauver, l’ennemi est méchant, c’est le diable, il a tout les torts, l’immigré est sale, misérable, qu’est-ce qu’il veut ? devenir comme nous ? l’étranger est différent, inférieur, qu’il rentre chez lui, nous sommes les meilleurs. Et d’ailleurs, nous, nous avons le vrai Dieu, celui des autres c’est un faux !

Bref, tais-toi, fais taire ta conscience, fais taire ton humanité, fais taire ce qu’il y a de meilleur en toi, de plus beau, de plus sensible, ton élan de vie, ta générosité, ta souffrance, ta compassion, tes espoirs, ta révolte face à l’injustice, tes aspirations à un monde meilleur, tout ça c’est des histoires d’imbéciles.....

L’Arche a donné un sens à ma vie : je m’y suis engagé avec enthousiasme et passion et je peux dire qu’aujourd’hui cet enthousiasme et cette passion sont encore là. J’y apprend, jour après jour, avec grande difficulté, le respect de moi-même, de l’autre en tant qu’autre, de la Création, le primat de la conscience.

La non-violence est un chemin ardu et complexe sur lequel l’idéal et l’absolu se heurtent à mes résistances, mes contradictions, mes peurs, mes doutes, mes échecs, mes désillusions, mes déceptions, mais surtout au mystère de l’autre, de la conscience de l’autre : entre le noir de la violence et le blanc de la non-violence, existent une palette infinie de nuances de gris encore à explorer avec plein de questionnements à se poser et sur lesquels réfléchir.

Ce qui ne veut pas dire de rester les bras ballants en attendant des temps meilleurs.

Ce qui ne m’empêche pas de dire « non » devant une situation de flagrante injustice.

Et l’arrogance avec laquelle des multinationales agro-alimentaires polluent par les OGM en plein champ nos cultures traditionnelles et biologiques, l’esprit de gain, de domination avec lesquels elles prennent possession du vivant en le manipulant, le stérilisant, le brevetant en affamant les paysans les plus pauvres, les risques encore inconnus pour nous, nos enfants, nos petits enfants qu’elles nous font encourir, avec en plus la permission et la bénédiction de nos plus hautes autorités, malgré le principe de précaution, si ce n’est pas une injustice, qu’est ce que c’est ?

Là encore une fois, on me demande d’obéir : tais-toi, tu ne sais rien, il y a des experts, des savants, des scientifiques, des économistes, des politiques... qui en savent plus que toi. N’oublie pas, c’est pour ton bien, tu ne peux pas comprendre, ce n’est pas tes affaires...Et puis tu ne peux rien y faire, qui es-tu, qu’est-ce que tu veux, tu n’es qu’une petite fille ignorante des lois du marché, des accords économiques sur le commerce, de la recherche scientifique, tout ça, c’est le progrès et comme on le sait bien, on n’arrête pas le progrès. Et tant pis pour ceux qui suivent derrière !

Mes tripes de femme et de mère se tordent devant tant d’insanités, devant tant de mépris face à la pauvreté, devant tant d’esprit de toute-puissance, devant tant d’irresponsabilité, devant la stérilisation d’une graine qui a été crée pour être généreuse et féconde, devant la manipulation de la vie pour le profit, devant le manque d’écoute de notre gouvernement, devant la prise en otage des paysans par les grands semenciers. Tout comme la population civile est prise en otage par la « dissuasion nucléaire » qui n’en est même plus une, aujourd’hui, prêts comme nous sommes à attaquer en premier si « les intérêts vitaux » de notre pays sont en danger...

Non, je ne peux pas obéir : se renier et être complice ?
Non, je ne peux pas. Mettre ma conscience en porte à faux ?
Non, je ne peux pas. Ne penser qu’à mon bien être personnel, mettre de coté ma responsabilité ?
Non, je ne peux pas.

Il y a un seul moyen pour s’en sortir : désobéir.

Il faut que je vous avoue que, à propos de désobéissance civile, plus proche de moi pour la culture et l’époque que Thoreau ou Gandhi, c’est un texte d’un italien, Don Milani (prêtre, encore homme jeune de 42 ans, fondateur de l’école libre de Barbiana) qui me touche profondément : en 1965, en Italie, il fut conduit devant les tribunaux pour « apologie de crime » : en effet, il avait osé envoyer et publier dans un journal une lettre ouverte aux aumôniers militaires qui, dans un communiqué à la presse, avaient dit « nous considérons comme une insulte à la patrie et à ses morts la soi-disante objection de conscience qui, étrangère au commandement chrétien de l’amour, est expression de lâcheté ». La lettre de réponse de don Milani à ce communiqué était une condamnation de toutes les guerres et une défense totale des objecteurs en prison.
Il ne put se présenter à son procès, car il était déjà très malade, mais il écrivit son « autodéfense », « sa lettre aux juges » qui est une des plus belles pages sur la désobéissance civile que je connaisse et qui devint rapidement la Bible de toute une jeunesse des années 60 et 70.
« Il faut avoir le courage de dire aux jeunes qu’ils sont tous souverains, donc désormais l’obéissance n’est plus une vertu, mais la plus sournoise des tentations. Il faut leur dire qu’ils ne doivent pas s’imaginer de pouvoir s’en faire un bouclier ni devant les hommes, ni devant Dieu. Qu’il faut qu’ils se sentent, chacun d’eux, responsable de tout.
Seulement à cette condition, l’humanité pourra dire d’avoir vécu en ce siècle un progrès moral parallèle et proportionnel à son progrès technique
».

A qui me demande « Mais alors, les enfants ne doivent plus obéir à leurs parents ? qu’est-ce que vous leur enseignez, comment les élevez-vous, dans l’ignorance des règles, des bonnes manières, dans la révolte, dans la désobéissance ? Permettez-vous alors que tout soit possible pour eux ? Si non, comment justifiez-vous votre désobéissance de la loi face à l’obéissance que vous réclamez de leur part ? »

j’essaye de répondre que, à mon avis :
L’éducation, c’est l’art subtil et délicat de conduire les enfants sur le fil du rasoir et de les y accompagner : d’un coté les former au sens de ce qui est légal ou illégal, permis ou pas permis, et d’un autre coté ouvrir leur sensibilité et leur intelligence à la volonté de lois meilleures. Sans aucune garantie de résultats escomptés.
Tant que nos enfants n’ont pas l’âge d’exercer leurs droits souverains, nous, les parents, répondons d’eux. Mais notre devoir de parents ne doit pas s’arrêter à leur demander l’obéissance : nous devons en même temps les préparer à exercer leurs droits demain, car ce seront eux qui, demain, pourront décréter des lois meilleures que les nôtres. Et leur dire qu’ils devront honorer les lois des hommes quand elles sont justes, quand elles sont du côté du plus faible, et qu’ils devront se battre pour changer les lois qui ne sont plus justes et qui couvrent les abus des plus forts.

Alors voilà, maman/grand-mère part faucher.

Non sans peur. Non sans états d’âme. Ce serait impossible. Dans l’action non-violente il est nécessaire d’évaluer les risques, les accepter, s’y préparer et savoir gérer ses émotions. Mais elles sont là, souvent contradictoires : les sentiments de sa propre solitude et vulnérabilité qui se mêlent à la force que dégage un grand groupe, l’enthousiasme et la conviction d’être dans le « juste » qui se mêlent à la peur de la répression, le respect dû aux personnes en face qui se mêle à la rage face à leur incompréhension et à leur visages fermés... Mais il faut faire avec.

Et surtout ne pas se tromper d’adversaire.

C’est pour ça que, après les fauchages, j’ai voulu écrire une lettre aux paysans chez qui j’avais fauché, pour leur dire que, avec mes tiges de maïs dans les mains, c’est à eux que j’ai pensé en premier. J’ai trop de respect pour le travail de la terre, que je considère le plus beau métier du monde, celui qui a la charge de nourrir le monde, qui, entre tous les métiers, est celui qui a la charge de prendre soin de la Création, pour considérer des paysans comme mes ennemis. Je leur ai écrit que je ne pouvais pas juger les raisons qui les ont poussés à mettre au service d’une multinationale agrochimique leur intelligence et leurs forces, mais que je me dois d’en juger les conséquences néfastes, que je me bats pour la vie. Et que j’ai eu mal pour eux.

Lancer un pont entre eux et moi : c’était ma préoccupation, c’était la maille manquante de la chaîne.

L’action non-violente n’est pas non-violente seulement parce que j’utilise des moyens non-violents (un dictateur peut le faire aussi), mais parce que j’ai une attitude non-violente : l’action non-violente suppose en ceux et celles qui la mettent en œuvre de dissocier l’objet du conflit des personnes impliquées dans le conflit, de reconnaître sa propre part de complicité ou de responsabilité dans l’injustice, de rechercher le dialogue avec l’autre, en refusant de le diaboliser ou de l’humilier, d’éveiller sa conscience en l’interpellant et en se laissant interpeller, en s’ouvrant à « sa » vérité.

J’ai écrit. Je n’ai pas eu de réponse. Je peux attendre.

I have a dream :
Je veux laisser à mes enfants et à mes petits enfants le souvenir d’une mère et d’une grand-mère qui savait dire non.

Anna, St. Antoine 12 mars 2006

Le mot pour la fin de la table ronde :
« Je pense que si un jour les méthodes de destruction finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, l’indignation qu’éveille la cruauté, ni même les représailles et la vengeance qu’elle s’attire, mais la docilité, l’absence de responsabilité de l’homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public. Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister, ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu’il y a de plus en plus d’hommes obéissants et dociles. » Georges Bernanos

Publié dans Désobéissance civile

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