La tentation du pire

Publié le par Agnès Maillard

Cette nouvelle catégorie s’ouvre avec un texte d’Agnès Maillard. J’en suis particulièrement heureux parce que notre rencontre sur le net, il y a presque cinq ans allait démarrer une collaboration sur mon site altermonde et parce qu’est née une amitié, une estime réciproque qui ne s’est pas démentie depuis.

 

Ce texte, « La tentation du pire », qu’elle m’autorise à publier sur mon blog, a toute sa place ici, par son analyse et sa lucidité quant à l’inutilité de la violence… et je suis ravi de l’accueillir…

 

Jean Dornac




Indignations, frustrations, colère et impuissance : un bien mauvais cocktail d’émotions nous étreint face à la grande récession sociale alimentée chaque jour un peu plus par les coups bas de nos dirigeants, à peu près partout dans le monde.


Plus la spirale régressive se resserre et plus nombreux sont les citoyens qui en viennent à espérer que "cela pète", que le grand soir se couche sur notre monde, qu’une nuit du verre Securit nettoie les écuries démocratiques dans lesquelles le lisier de la cupidité et de l’avidité s’entasse et qu’un jour radieux se lève sur une nouvelle civilisation. Il est certain que les accapareurs, les profiteurs, les spoliateurs, les goules qui se repaissent de la misère humaine d’autant plus qu’elles la créent, ne vont pas lâcher le morceau juste parce qu’on leur demande poliment. Qui renoncerait à la part du lion parce que le moucheron vibre d’indignation vertueuse, hein ? Le ressentiment se nourrit des maladresses quotidiennes de nos gouvernants et exploiteurs qui se ménagent des vies toujours plus confortables, à l’abri des aléas de la vie et de l’économie, s’approprient chaque jour ce qu’il y a de mieux et de meilleur tout en nous sommant dans le même temps de renoncer à toujours plus de nécessaire, de nous serrer toujours plus la ceinture, d’aller vers toujours plus de frugalité.
Et chacun de glapir chaque jour un peu plus fort dans sa niche en rêvant de la revanche sanglante du peuple pressuré par la sauvagerie capitaliste, un sourire mauvais au coin des lèvres, mais l’échine toujours aussi complaisamment courbée.

Étreinte fatale

Les frasques et impudeurs de la caste dominante alimentent chaque jour le ressentiment de tout le reste de la population, conviée à s’entredéchirer sauvagement pour les miettes tombées sous la table. Les observateurs les plus partiaux finissent par admettre, du bout des lèvres, que notre système actuel se nourrit des inégalités qu’il génère inévitablement, que la fameuse fracture sociale est devenue un gouffre et que celui-ci ne cesse de se creuser. La pauvreté gagne du terrain partout, la précarité est la norme, bien des régions du monde ont vu la famine succéder à la frugalité.
S’il reste encore des personnes pour continuer à croire que les sacrifices d’aujourd’hui sont les victoires de demain, la plupart des gens commencent à comprendre que la promesse de prospérité partagée du capitalisme n’était qu’un slogan creux destiné uniquement à recueillir l’assentiment des populations à leur propre exploitation éhontée.
Maintenant qu’il apparaît de plus en plus clairement que le roi est nu, le ressentiment contamine de plus en plus de la population et les appels à la révolte, bien que tempérés par un terrible sentiment d’impuissance collective, se font entendre de plus en plus clairement et sont de plus en plus pressants.

Pour beaucoup, il est temps de renverser un ordre injuste et de confier à la sagesse des peuples la mission délicate de relever les défis monstrueux des prochaines années, défis démographiques, énergétiques, écologiques, sociétaux et climatiques. La tâche est immense et la rapacité de quelques-uns nous empêche encore d’œuvrer pour la survie du plus grand nombre.

Et c’est à ce moment que nous devrions justement nous interroger sur l’étrange décomplexion ostentatoire dont font preuve actuellement les oppresseurs : pourquoi diantre exhiber leur richesse indécente et faire montre de leur plus parfaite incurie au moment même où la pauvreté frappe de plus en plus de monde et menace la très grande majorité de la population, si ce n’est précisément pour exacerber nos colères et nos frustrations ?

Pourquoi nourrir le ressentiment du plus grand nombre, même si l’on désigne fort commodément quelques boucs émissaires à la populace frondeuse ?

Parce la violence est le terrain de prédilection où peut se déployer dans toute sa splendeur la loi du plus fort ! Et c’est tout.

Souvenez-vous avec quelle étrange délectation morbide médias et politiques avaient accueilli les événements de novembre 2005, repassant en boucle les images de destruction et soufflant sur les braises des écoles maternelles avec quelques saillies et contre-vérités bien choisies. Se rappeler aussi de la célérité avec laquelle l’état d’urgence avait été décrété et avec quelle lenteur, voire déception, avaient été accueillies les nouvelles de retour au calme.

Parce que la violence, c’est le terrain de l’oppression, de la dictature et du gourdin. La violence, c’est ce qui permet en définitive de justifier toutes les dérives, toutes les répressions. La violence, c’est leur terrain et c’est très exactement là que l’on cherche à nous conduire. La violence légitime de manière radicale le recours à toutes les coercitions, à tous les contrôles, à toutes les atteintes à la liberté. La violence de l’État scelle les dominations et les hiérarchies quand celle des peuples sombre dans le chaos et la dispersion et finit toujours par se tromper de cible et par servir les intérêts de ceux qui peuvent légitimer son recours massif.

La violence est le piège qui nous est tendu, la boîte de Pandore inversée dont le couvercle peut à tout moment claquer sur les vestiges de nos illusions démocratiques. La violence n’est que le langage du faible et de l’impuissant. Toujours.

C’est pour cela qu’en ces temps troublés, anomiques et incertains, où la tentation est grande de soulager notre colère par des cris plutôt que par des mots, nous devons absolument cesser de nous gorger d’allégories guerrières et prendre conscience que notre force est ailleurs. Dans notre nombre : les floués sont tellement plus nombreux que les gagnants, aujourd’hui. Dans notre capacité à élaborer d’autres scénarios plutôt que de nous précipiter sur les leurres qu’ils agitent devant nous. Dans notre aptitude à penser, à partager, à diffuser, plutôt que dans les réactions épidermiques, synaptiques, animales, tripales qu’ils aimeraient bien déclencher chez nous pour mieux nous contrôler. Dans notre capacité à dire non. Dans la force absolue et imparable de notre inertie au moment précis où nous cesserons juste tous de contribuer à leur monde.

Source : Le Monolecte

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article